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s'incarnerait donc dans une personne. Qu'elle tende bien ainsi, tout naturelle-
ment, à prendre aux yeux de l'homme une forme humaine, cela n'est pas
douteux ; mais, si la mythologie est un produit de la nature, c'en est le produit
tardif, comme la plante à fleurs, et les débuts de la religion ont été plus
modestes. Un examen attentif de ce qui se passe dans notre conscience nous
montre qu'une résistance intentionnelle, et même une vengeance, nous appa-
raissent d'abord comme des entités qui se suffisent; s'entourer d'un corps
défini, comme celui d'une divinité vigilante et vengeresse, est déjà pour elles
un luxe ; la fonction fabulatrice de l'esprit ne s'exerce sans doute avec un
plaisir d'art que sur des représentations ainsi vêtues, mais elle ne les forme pas
du premier coup; elle les prend d'abord toutes nues. Nous aurons à nous
appesantir sur ce point, qui n'a pas suffisamment attiré l'attention des psycho-
logues. Il n'est pas démontré que l'enfant qui s'est cogné à une table, et qui lui
rend le coup reçu d'elle, voie en elle une personne. Il s'en faut d'ailleurs que
tous les psychologues acceptent aujourd'hui cette interprétation. Mais, après
avoir trop concédé ici à l'explication mythologique, ils ne vont pas assez loin
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 68
maintenant quand ils supposent que l'enfant cède simplement à un besoin de
frapper que susciterait la colère. La vérité est qu'entre l'assimilation de la table
à une personne, et la perception de la table comme chose inerte, il y a une
représentation intermédiaire qui n'est ni celle d'une chose ni celle d'une per-
sonne : c'est l'image de l'acte qu'accomplit la table en cognant, ou mieux
l'image de l'acte de cogner amenant avec lui -comme un bagage qu'il porterait
sur le dos - la table qui est derrière. L'acte de cogner est un élément de
personnalité, mais non pas encore une personnalité complète. L'escrimeux qui
voit arriver sur lui la pointe de son adversaire sait bien que c'est le mouvement
de la pointe qui a entraîné l'épée, l'épée qui a tiré avec elle le bras, le bras qui
a allongé le corps en s'allongeant lui-même : on -ne se fend comme il faut, et
l'on ne sait porter un coup droit, que du jour où l'on sent ainsi les choses. Les
placer dans l'ordre inverse est reconstruire et par conséquent philosopher ; en
tout cas c'est expliciter l'implicite, au lieu de s'en tenir aux exigences de
l'action pure, à ce qui est immédiatement donné et véritablement primitif. -
Quand nous lisons sur un écriteau « Défense de passer », nous percevons
l'interdiction d'abord ; elle est en pleine lumière ; derrière elle seulement il y a
dans la pénombre, vaguement imaginé, le garde qui dressera procès-verbal.
Ainsi les interdictions qui protègent l'ordre social sont d'abord lancées en
avant, telles quelles ; ce sont déjà, il est vrai, plus que de simples formules; ce
sont des résistances, des pressions et des poussées ; mais la divinité qui
interdit, et qui était masquée par elles, n'apparaîtra que plus tard, à mesure que
se complétera le travail de la fonction fabulatrice. Ne nous étonnons donc pas
de rencontrer chez les non-civilisés des interdictions qui sont des résistances
semi-physiques et semi-morales à certains actes individuels : l'objet qui
occupe le centre d'un champ de résistance sera dit, tout à la fois, « sacré » et
« dangereux », quand se seront constituées ces deux notions précises, quand la
distinction sera nette entre une force de répulsion physique et une inhibition
morale ; jusque-là il possède les deux propriétés fondues en une seule ; il est
tabou, pour employer le terme polynésien que la science des religions nous a
rendu familier. L'humanité primitive a-t-elle conçu le tabou de la même
manière que les « primitifs » d'aujourd'hui ? Entendons-nous d'abord sur le
sens des mots. Il n'y aurait pas d'humanité primitive si les espèces s'étaient
formées par transitions insensibles à aucun moment précis l'homme n'aurait
émergé de l'animalité ; mais c'est là une hypothèse arbitraire, qui se heurte à
tant d'invraisemblances et repose sur de telles équivoques que nous la croyons
insoutenable 1 ; à suivre le fil conducteur des faits et des analogies, on arrive
bien plutôt à une évolution discontinue, qui procède par sauts, obtenant à
chaque arrêt une combinaison parfaite en son genre, comparable aux figures
qui se succèdent quand on tourne un kaléidoscope ; il y a donc bien un type
d'humanité primitive, encore que l'espèce humaine ait pu se constituer par
plusieurs sauts convergents accomplis de divers points et n'arrivant pas tous
aussi près de la réalisation du type. D'autre part, l'âme primitive nous échap-
perait complètement aujourd'hui s'il y avait eu transmission héréditaire des
habitudes acquises. Notre nature morale, prise à l'état brut, différerait alors
radicalement de celle de nos plus lointains ancêtres. Mais c'est encore sous
l'influence d'idées préconçues, et pour satisfaire aux exigences d'une théorie,
qu'on parle d'habitudes héréditaires et surtout qu'on croit la transmission assez
régulière pour opérer une transformation. La vérité est que, si la civilisation a
profondément modifié l'homme, c'est en accumulant dans le milieu social,
1
Voir L'Évolution créatrice, principalement les deux premiers chapitres.
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 69
comme dans un réservoir, des habitudes et des connaissances que la société
verse dans l'individu à chaque génération nouvelle. Grattons la surface, effa-
çons ce qui nous vient d'une éducation de tous les instants : nous retrouverons
au fond de nous, ou peu s'en faut, l'humanité primitive. De cette humanité, les
« primitifs » que nous observons aujourd'hui nous offrent-ils l'image ? Ce
n'est pas probable, puisque la nature est recouverte, chez eux aussi, d'une
couche d'habitudes que le milieu social a conservées pour les déposer en
chaque individu. Mais il y a lieu de croire que cette couche est moins épaisse
que chez l'homme civilisé, et qu'elle laisse davantage transparaître la nature.
La multiplication des habitudes au cours des siècles a dû en effet s'opérer chez
eux d'une manière différente, en surface, par un passage de l'analogue à
l'analogue et sous l'influence de circonstances accidentelles, taudis que le
progrès de la technique, des connaissances, de la civilisation enfin, se fait
pendant des périodes assez longues dans un seul et même sens, en hauteur, par
des variations qui se superposent ou s'anastomosent, aboutissant ainsi à des
transformations profondes et non plus seulement à des complications super-
ficielles. Dès lors on voit dans quelle mesure nous pouvons tenir pour primi-
tive, absolument, la notion du tabou que nous trouvons chez les « primitifs »
d'aujourd'hui. A supposer qu'elle ait paru telle quelle dans une humanité
sortant des mains de la nature, elle ne s'appliquait pas à toutes les mêmes
choses, ni probablement à autant de choses. Chaque tabou devait être une
interdiction à laquelle la société trouvait un intérêt défini. Irrationnel du point
de vue de l'individu, puisqu'il arrêtait net des actes intelligents sans s'adresser
à l'intelligence, il était rationnel en tant qu'avantageux à la société et à
l'espèce. C'est ainsi que les relations sexuelles, par exemple, ont pu être utile-
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